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Financement du logement de la famille et créance entre époux : amorce de revirement ?

Civil - Personnes et famille/patrimoine
05/09/2018
Au temps du divorce, des difficultés peuvent s’élever entre époux lors des opérations de liquidation et de partage de leurs intérêts patrimoniaux. S’agissant d’époux séparés de biens, les dissensions se focalisent souvent sur le financement du logement de la famille. L’arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation en livre un très bon exemple.

Par Valentin LECLERCQ
Sous la direction de Anne KARM, Professeur à l’Université Paris-Dauphine
En l’espèce, un époux séparé de biens faisait valoir une créance à raison du financement du logement de la famille appartenant à  son épouse. Cette dernière lui opposait que ce financement relevait de son obligation de contribuer aux charges du mariage et qu’en conséquence, en remboursant l’emprunt, il n’avait fait qu’exécuter son obligation contributive.
Considérant que l’époux solvens avait rapporté la preuve de sa sur-contribution aux charges du mariage, la cour d’appel lui accorde une créance contre son épouse. Celle-ci, estimant que les juges du fond n’ont pas caractérisé la sur-contribution de son époux, forme un pourvoi. La première chambre civile de la Cour de cassation est dès lors invitée à répondre à la question récurrente suivante : le financement du logement de la famille en régime séparatiste permet-il de reconnaître une créance au profit de l’époux solvens ?
 
Estimant que la cour d’appel a caractérisé la sur-contribution de l’époux solvens aux charges du mariage, la Cour de cassation approuve celle-ci d’en avoir déduit l’existence d’une créance conjugale. Ainsi, à la faveur d’un arrêt de rejet inédit, la première chambre civile reconnaît, de manière ambiguë, le principe d’une créance au profit de l’époux solvens (1). Toutefois quand bien même cet arrêt constituerait l’amorce d’un revirement de jurisprudence – ce qui est discutable – le recours aux conventions matrimoniales demeure pertinent (2).
 
1. La reconnaissance ambiguë d’une créance au profit de l’époux solvens
 
D’ordinaire réfractaire à l’indemnisation de l’époux solvens, la Cour de cassation semble ici infléchir sa position quant à la recherche d’une sur-contribution aux charges du mariage.
 
Une jurisprudence récente réfractaire à l’indemnisation de l’époux solvens. – Aux termes de l’article 214 du Code civil, « si les conventions matrimoniales ne règlent pas la contribution des époux aux charges du mariage, ils y contribuent à proportion de leurs facultés respectives (…) ». Un courant jurisprudentiel récent retient une conception très large des charges du mariage au point d’y englober, par principe, les dépenses afférentes au financement du logement de la famille (v. notamment Cass. 1re civ., 25 sept. 2013, n° 12-21.892, Bull. civ. I, n° 189 ; Cass. 1re civ., 1er avr. 2015, n° 14-14.349, Bull. civ. I, n° 78).
En décidant que le financement du logement familial relève par principe de l’exécution de l’obligation contributive aux charges du mariage, la charge de la preuve est renversée : c’est à l’époux solvens de prouver qu’en sus du financement du logement de la famille, il acquittait par ailleurs sa contribution aux charges du mariage. Or, cette preuve semble difficile à rapporter. Et, pour peu que siège au contrat de mariage la clause usuelle selon laquelle « chacun des époux est réputé avoir fourni au jour le jour sa part contributive aux charges du mariage en sorte qu’aucun compte ne sera fait entre eux à ce sujet et qu’ils n’auront pas de recours l’un contre l’autre pour les dépenses de cette nature », la preuve contraire peut même être tenue pour impossible à rapporter. Tel est le cas lorsque les juges du fond estiment souverainement « qu’il ressortait de la volonté des époux que cette présomption interdisait de prouver que l’un ou l’autre des conjoints ne s’était pas acquitté de son obligation » (v. Cass. 1re civ., 25 sept. 2013 ; Cass. 1re civ., 1er avr. 2015, précités).
 
Cette jurisprudence a pu être doublement critiquée : d’une part, elle conduit à une dilatation excessive de la notion de charges du mariage, laquelle ne concerne en principe que les dépenses courantes du ménage et non les dépenses d’investissement ; d’autre part, elle dénature le régime séparatiste, en lui conférant une vocation communautaire, contraire à son esprit.
 
La recherche d’une éventuelle sur-contribution aux charges du mariage. – C’est dans ce contexte que survient le présent arrêt en date du 11 avril 2018. En l’espèce, les juges du fond ont pris soin de relever que le mari « a contribué aux charges du mariage par des dépôts réguliers sur les comptes gérés par les deux époux », tout en retenant que « cette contribution est justement proportionnée à ses facultés contributives ». De telles constatations, il résulte que « le financement du bien immobilier appartenant à son épouse excède sa contribution aux charges du mariage ». Se retranchant alors derrière cette « appréciation souveraine des éléments de preuve versés au débat », la Cour de cassation considère que la cour d’appel « a pu en déduire » l’existence d’une créance du mari envers son épouse. Par cette motivation, les juges du droit semblent amorcer un revirement de jurisprudence, puisqu’alors même que le pourvoi les y invitait, ils ne reprennent pas leur motivation classique selon laquelle le financement du logement de la famille relève par principe de la contribution aux charges du mariage ; en conséquence, l’époux solvens est admis à prouver sa sur-contribution aux charges du mariage pour se voir reconnaître une créance contre son épouse. Néanmoins, on peut se demander si la solution eût été identique si la clause usuelle précitée, emportant présomption d’acquittement au quotidien de son obligation contributive par chaque époux, avait été stipulée au contrat de mariage. Comme précédemment relevé, la Cour de cassation, dans sa jurisprudence la plus récente, considère que l’interprétation de cette clause relève du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond. Or, ces derniers la tiennent très fréquemment pour abriter une présomption irréfragable, de sorte que l’époux solvens ne peut rapporter la preuve contraire de sa sur-contribution. Il se trouve qu’en l’espèce, aucune allusion n’est faite à l’existence ou non d’une telle clause, en sorte que la portée de l’arrêt est douteuse. Une telle ambiguïté est d’ailleurs renforcée par le fait que la Cour de cassation se refuse à tout contrôle quant à l’évaluation du montant de la créance conjugale, s’en remettant totalement à l’appréciation des juges du fond. Or, tant la lecture de l’arrêt d’appel que celle du moyen du pourvoi annexé à l’arrêt révèlent une méthode d’évaluation quelque peu divinatoire de ladite créance, l’époux solvens cantonnant d’ailleurs sa demande à un montant moindre. On comprend qu’en un tel contexte, l’arrêt de la Cour de cassation demeure inédit, permettant d’affirmer l’utilité persistante de recourir aux conventions matrimoniales.
 
2. L’utilité persistante de recourir aux conventions matrimoniales
 
Pour se prémunir des incertitudes jurisprudentielles, il demeure utile de recourir aux conventions matrimoniales en encadrant les charges du mariage, voire en adjoignant une société d’acquêts au régime séparatiste.
 
L’encadrement des charges du mariage au contrat de mariage. – Afin de respecter la volonté réelle des époux, il est opportun de définir au contrat de mariage les charges du mariage, en précisant notamment si elles incluent le financement du logement de la famille. Il est également opportun de préciser la portée de la clause usuelle précitée lorsqu’elle est stipulée au contrat de mariage, en se prononçant sur le caractère réfragable ou irréfragable de la présomption d’acquittement, au jour le jour, de son obligation contributive par chaque époux séparé de biens. Enfin, si l’on considère que le financement du logement de la famille n’entre pas dans les charges du mariage, il est utile de déterminer les modalités d’évaluation de la créance conjugale, étant rappelé que l’article 1479, alinéa 2, du Code civil, auquel renvoie l’article 1543 du même code, ne se réfère aux règles d’évaluation des récompenses que « sauf convention contraire des parties ».
 
La formule suivante pourrait être proposée :
 

Les époux contribuent aux charges du mariage à proportion de leurs facultés respectives.
 
Proposition 1 : les époux excluent le financement du logement de la famille des charges du mariage
Les époux déclarent que les dépenses afférentes à l’acquisition, l’amélioration et la conservation de tout bien immobilier, notamment du logement de la famille, ne sont pas considérées comme des charges du mariage. Le cas échéant, l’époux qui aurait financé de telles dépenses au-delà de sa part contributive, telle que résultant du titre de propriété, serait fondé à réclamer une créance contre son conjoint.
Proposition 2 : les époux incluent le logement de la famille dans les charges du mariage
Les époux déclarent que les dépenses afférentes à l’acquisition, l’amélioration et la conservation de tout bien immobilier, notamment du logement de la famille, sont considérées comme des charges du mariage. Aucune créance conjugale ne pourra résulter d’une prétendue sur-contribution de l’un des époux aux charges du mariage OU Une créance pourra, le cas échéant, être accordée à l’époux solvens, s’il établit la preuve d’une sur-contribution de sa part aux charges du mariage.
 
L’adjonction éventuelle d’une société d’acquêts au régime séparatiste. – Afin de contourner les incertitudes jurisprudentielles en matière de financement du logement de la famille, l’adjonction d’une société d’acquêts au régime séparatiste peut s’avérer opportune. Constituant un îlot communautaire, la liberté de composition et de fonctionnement la caractérisant fait qu’elle peut aisément contenir le logement de la famille. À défaut de stipulation particulière, les règles de fonctionnement de la communauté légale s’y appliquent. Dès lors, l’époux solvens pourra, de manière certaine, se prévaloir d’une récompense au moment de la liquidation de la société d’acquêts, sauf à ce que ladite société ne comprenne aucune liquidité, en sorte qu’elle ne saurait s’acquitter d’une quelconque récompense. L’adjonction d’une société d’acquêts n’est, par ailleurs, pas exclusive de la volonté de l’époux solvens d’avantager son conjoint. De fait, il pourra, soit renoncer à sa récompense lors de la liquidation de la société d’acquêts, soit stipuler dans le contrat de mariage des avantages matrimoniaux au profit de son conjoint (préciput, partage inégal ou clause d’attribution intégrale), sous réserve de leur sort en cas de divorce (C. civ., art. 265) et de l’action en retranchement en cas de prédécès (C. civ., art. 1527).

 
Source : Actualités du droit